Spoiler alert : C’est parce que nous sommes directement qualifiés en finale alors que la plupart des autres pays sont sélectionnés en demi-finale.
“L’Eurovision c’est un concours européen de chanson et à la fin c’est la France qui perd”
Cette année a beau avoir été meilleure pour la France à l’Eurovision que la précédente, de nombreux articles n’ont pas manqué de souligner la contre performance de la représentante française à Vienne. Celle-ci (qui, selon ses propres mots, “a les boules”) a terminé à la 25ème place sur 27, avec un score de 4 points, tandis que la Suède finit première avec 365 points. C’est assez décourageant, mais nous allons voir ici que cela est entièrement dû aux règles de qualification et pas à France 3.
Un bref rappel des règles
L’Eurovision est donc un concours musical créé en 1956 auquel peuvent participer la plupart des pays européens. Ceux-ci envoient un artiste ou un groupe pour interpréter une chanson sur scène lors d’une soirée qui a généralement lieu fin mai, chaque année. Ensuite, chaque pays vote pour les chansons et les interprètes qu’il a préférés, et attribue ainsi de 1 à 12 points à un autre pays. Les points attribués sont affichés comme suit (profitons-en pour remercier l’Arménie !).
Ces votes sont pour moitié issus d’un jury de spécialistes réunis par la chaîne de télévision diffusant l’Eurovision dans le pays en question, et pour l’autre moitié viennent du vote par téléphone au sein du pays. N’oubliez pas que bien que le but soit de sélectionner la chanson préférée des européens, de nombreux votes vont en direction des pays frontaliers et alliés, ce qui permet de réviser sa géopolitique à peu de frais.
C’est d’ailleurs souvent un des arguments avancés pour expliquer nos échecs répétés de ces dernières années : nous n’aurions pas de véritable “bloc” de vote comme pourraient en avoir les pays scandinaves, ou les pays de l’ex-bloc soviétique. L’étude des votes permet de détecter des cliques de votants, et ainsi de faire émerger ces structures de bloc : on peut lire par exemple cette étude sur le sujet.
Mais ce n’est pas le sujet dont je veux parler ici – bien que j’espère pouvoir en faire une autre note de blog très bientôt ! Je n’ai en effet pas fini d’expliquer les règles de la compétition. Ces dernières années, de plus en plus de pays souhaitent participer à l’Eurovision. Or, la soirée n’était pas extensible, il est nécessaire de limiter le nombre de prestations ayant lieu avant les votes. C’est pourquoi il a été décidé d’organiser deux demi-finales avant la soirée finale afin de présélectionner les pays. Cette année, 40 pays (dont l’Australie !) participaient au concours se déroulant à Vienne. Les deux demi-finales qui ont lieu les jours précédents ont départagé 17 et 16 pays respectivement (ce qui a conduit à quelques malheureuses pertes…). Si vous avez bien suivi, vous avez du remarquer que 17 + 16 ne font pas 40 : c’est qu’il existe une règle spéciale pour les membres du Big Five, c’est à dire la France, l’Espagne, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie, qui sont automatiquement qualifiés pour la finale en raison de leur contribution plus importante au financement du concours. Un autre pays est automatiquement qualifié : il s’agit de l’organisateur, qui est le gagnant de l’année précédente. Enfin, pour ne pas déséquilibrer les demi-finales, l’Australie a également été automatiquement qualifiée en finale. Cela fait donc un total de 7 qualifiés pour la finale sans passer par les demi-finales.
Tant mieux ?
Je vous voir venir : “Mais c’est une bonne nouvelle, parce que vu notre niveau ridicule, on n’aurait aucune chance de jamais passer les demi-finales !”. Mais est-ce vraiment une si bonne nouvelle pour les performances de la France (et des autres pays qualifiés) ? Pour comprendre en quoi cela peut être une explication pour nos résultats catastrophiques, prenons un exemple très simple.
Imaginons un jeu entre 3 personnes, André, Bernard et Carine. Chacun tire une carte au hasard parmi 1-2-3, et celui ou celle qui a la plus grande valeur gagne. Dans ce cadre de figure, chacun a 1 chance sur 3 de gagner, et 2 chances sur 3 de perdre. Supposons maintenant que par galanterie, les hommes, André et Bernard, décident de jouer d’abord entre eux le droit de jouer contre Carine. Dans ce cas, chacun d’eux a 1/2 de gagner contre l’autre et d’accéder à la “finale” contre Carine. Une fois qu’André ou Bernard est qualifié en finale, quelle est la chance que Carine gagne contre lui ?
Une réponse naïve serait de dire qu’elle a toujours une chance sur 2, parce qu’elle ne saurait pas qu’il y a eu une compétition préliminaire entre les deux garçons. C’est faux, comme on peut le voir si on énumère les différentes possibilités :
André | Bernard | Qualifié | Carine | Gagnant |
1 | 2 | Bernard (2) | 3 | Carine |
1 | 3 | Bernard (3) | 2 | Bernard |
2 | 3 | Bernard (3) | 1 | Bernard |
2 | 1 | André (2) | 3 | Carine |
3 | 2 | André (3) | 1 | André |
3 | 1 | André (3) | 2 | André |
On voit bien que Carine ne gagne son duel qu’une fois sur 3, uniquement quand elle a tiré le 3, ce qui est assez logique. Si on revient à l’Eurovision, que peut-on en déduire pour les pays qui sont qualifiés automatiquement ? Et bien, comme Carine, ils ont une tendance à perdre plus souvent que ce à quoi on s’attendrait (la fameuse chance sur 2), car ils sont directement en finale, sans que leur score ait été testé avant. Est-ce que cela pourrait expliquer pourquoi nous avons l’impression de toujours être en bas du tableau de scores ?
Nous allons faire quelques simulations (le calcul exact serait possible, mais je suis un flemmard…) pour évaluer l’impact que pourrait avoir cette qualification d’office sur le classement de la France et des autres pays du Big Five. Pour cela, nous reproduisons l’expérience des trois cartes évoquée précédemment en la généralisant : imaginons que chaque pays ait un carton avec un numéro de 1 à 40 indiquant quelle serait sa place si tout le monde participait à la finale (qui finirait alors à 3h du matin…).
Reproduisons ensuite le processus de sélection : parmi les 16 pays participant à la première demi-finale, les 10 meilleurs sont qualifiés pour la finale. Puis de façon analogue, parmi les 17 pays participant à la deuxième demi-finale, les 10 meilleurs sont qualifiés pour la finale.
Une fois ces phases de sélection terminées, la finale oppose 27 pays, les 20 qualifiés en demi-finale auxquels on rajoute la France, l’Espagne, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche et l’Australie. On peut maintenant en rangeant les cartons dans l’ordre connaître le tableau final de l’Eurovision. En reproduisant plusieurs centaines de milliers de fois ce processus, nous pouvons obtenir des résultats en moyenne sur les places des différents pays en finale, en utilisant la loi des grands nombres.
Ainsi, nous observons que sur 27 pays participants, un pays automatiquement qualifié comme la France arrive en moyenne à la 18ème place (17,7 pour être précis), tandis qu’un pays qui a du passer par la demi-finale finit en moyenne à la 13ème place (12,7) quand il réussit à accéder à la finale. Ainsi, être qualifié directement nous fait perdre 5 places en moyenne au classement final. Cela peut expliquer pourquoi nous avons tendance à rester dans les tréfonds du classement…
Plus spécifiquement, et cela a été un traumatisme pour nous l’an dernier, il est démoralisant de finir dernier du concours. Toujours en suivant ce processus de simulations, il est possible d’estimer la probabilité qu’un des 7 pays directement qualifiés soit dernier à l’Eurovision 2015. Nous obtenons le résultat assez impressionnant de 93,7% de chances pour un de ces 7 pays d’être dernier. Si l’on se restreint à un unique pays, au hasard la France, nous avions 13,5% de chance d’être derniers. En revanche, la probabilité pour un pays d’être premier est toujours de 1/27, peu importe que l’on soit directement qualifié ou pas : tout le monde a donc ses chances pour la prochaine organisation (cf l’Allemagne en 2010). Enfin, encore une fois, c’est en oubliant toutes les subtilités du vote géopolitique…
Et depuis 2000…
D’ailleurs, il est temps de comparer ces résultats avec la réalité. On se concentrera ici sur la période 2000-2015 car si l’on remonte trop loin dans le temps, il y a bien moins de pays participants et cette étude n’a donc plus vraiment de pertinence.
Quels ont été les scores moyens de la France ? et du Royaume-Uni, nos ennemis jurés ? Les données sont disponibles sur Wikipedia, pour la France et pour les Anglais. Un rapide calcul de moyenne nous permet d’obtenir les résultats suivants : la France a eu une place moyenne de 17,63 et le Royaume-Uni de 18,13. Bim les Anglais, retournez dans vos avions !
Toutes considérations de conflit franco-anglais mises à part, on s’aperçoit que nos simulations sont assez proches de la réalité, surtout pour la France. Ainsi, il semblerait que l’hypothèse communément admise que nos artistes ne sont pas adaptés au concours soit fausse : si nous réalisons de mauvais scores, c’est uniquement dû au système de qualification automatique. Le graphe suivant montre les résultats moyens des pays du Big Five pour les comparer avec les autres :
On voit bien qu’en moyenne les pays directement qualifiés sont bien derrière au classement, et que l’écart au classement varie chaque année, mais toujours en faveur des pays qui sont qualifiés par les demi-finales. Sur les 9 dernières éditions, les pays du Big Five ont été en moyenne 6 à 7 places derrières les autres, ce qui est un peu plus que prévu. Cela peut venir du vote géopolitique évoqué précédemment, ou juste d’une mauvaise série…
Qu’en est-il pour la dernière place ? Le tableau suivant récapitule les éditions depuis 2000 pour lesquels le pays arrivé dernier était automatiquement qualifié en finale :
2015 | Autriche |
2014 | France |
2010 | Royaume-Uni |
2008 | Royaume-Uni |
2005 | Allemagne |
2003 | Royaume-Uni |
(Remarque personnelle : Cette chanson de 2005 méritait vraiment de perdre. Bref.)
On a donc 6 chansons sur 16 qui sont à la dernière place qui viennent d’un des pays du Big Five ou de l’organisateur, soit 37,5% ce qui est bien loin des 93,7% estimés. On peut donc bien supposer que nos chansons sont moins nulles que ce à quoi on pourrait s’attendre. À part celles des Anglais, qui sont derniers 3 fois sur les 16, soit 18,8% du temps, alors qu’on avait estimé le risque à 13,5%. You suck, England!